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Grâce aux stupéfiants, aucun soldat hyksos ne redoutait les Égyptiens. Les uns voyaient leurs angoisses disparaître, les autres se sentaient capables d’affronter dix adversaires en même temps. Khamoudi avait même fait distribuer de la drogue médiocre à la population, afin que les civils ne soient pas pris de panique.
À l’évidence, un seul objectif intéressait la reine Ahotep et son fils Amosé : la citadelle. Mais ils ne possédaient aucun moyen d’y pénétrer. Le siège se terminerait par un fiasco, et les renforts en provenance du Delta et de Canaan leur infligeraient une défaite définitive.
Du haut de la principale tour de guet, Khamoudi observait l’adversaire, dont le comportement lui parut étrange. Les corps d’archers et d’infanterie de marine embarquaient sur les bateaux de guerre qui, un à un, s’engageaient dans les canaux et sur le lac d’Avaris.
À la proue du vaisseau amiral, le pharaon Amosé, aisément reconnaissable à sa couronne blanche.
« Ils veulent détruire ma flotte, constata le nouvel empereur, pour mieux encercler Avaris. »
— Trouve-moi un excellent archer, ordonna-t-il à l’officier qui se tenait près de lui. Qu’il prenne une barque légère avec deux bons rameurs et qu’il s’approche à distance de tir de ce petit roi imprudent.
Commandant le bateau nommé « Celui qui apparaît en gloire dans Memphis » depuis la libération de l’illustre cité, Ahmès fils d’Abana était secondé par des archers d’élite qui causaient des ravages dans les rangs ennemis. En éliminant les défenseurs adverses, ils facilitaient les manœuvres d’abordage. Déjà, deux bâtiments hyksos étaient tombés entre les mains des Égyptiens.
Ahmès fils d’Abana repéra une barque légère. À son bord, trois hommes torse nu, dont deux rameurs soutenant une cadence effrénée.
Soudain, les rameurs ralentirent l’allure.
Quand le troisième homme se mit debout et sortit une flèche d’un carquois, Ahmès fils d’Abana s’aperçut qu’il regardait dans la direction du vaisseau amiral.
Le pharaon… L’archer hyksos voulait tuer le pharaon dont la couronne blanche étincelait sous le soleil !
Bandant son arc, l’Égyptien prit à peine le temps de viser. Le trait rasa la tête du Hyksos qui, affolé, lâcha son arme.
Abandonnant ses camarades, il se jeta à l’eau.
Par précaution, Ahmès fils d’Abana abattit les deux rameurs. Puis, enragé à l’idée que cette vermine ait pu toucher le roi, il plongea à son tour.
Grâce à son crawl[16] puissant et régulier, il ne tarda pas à rattraper le Hyksos, qu’il frappa d’un violent coup de poing sur la nuque avant de le tirer vers la berge et de le placer sur son dos comme un vulgaire sac de marchandises.
À demi conscient, le prisonnier tenta de s’emparer du poignard de l’Égyptien. Ahmès fils d’Abana le plaqua sur le sol, lui trancha la main et l’assomma plus proprement.
— Commandant Ahmès fils d’Abana, je te remets l’or de la vaillance, déclara le pharaon Amosé en passant un fin collier autour du cou de l’officier.
La réputation du héros ne cessait d’embellir dans les rangs de l’armée de libération qui s’était emparée de plusieurs bateaux hyksos. Bientôt, les combats reprendraient, intenses et meurtriers.
Ahmès fils d’Abana s’inclina.
— Puis-je solliciter une faveur, Majesté ?
— Parle.
— M’accorderez-vous l’honneur de commander votre garde personnelle, de sorte que je sois le premier à vous protéger en toutes circonstances ?
— Après l’exploit que tu viens d’accomplir, j’accède volontiers à ta demande.
La reine Ahotep sourcilla.
Et si Ahmès fils d’Abana était l’espion hyksos ? Si son acte de bravoure n’avait été qu’un trompe-l’œil destiné à gagner la confiance du pharaon ? Désormais très proche de lui, il disposerait tôt ou tard de conditions idéales pour le supprimer !
Ces soupçons étaient absurdes. Ahmès fils d’Abana servait dans l’armée de libération depuis son adolescence et il avait risqué cent fois sa vie en luttant de manière exemplaire contre les Hyksos. La reine mettrait néanmoins son fils en garde.
— Interrogeons ton prisonnier, décida Amosé.
Soigné mais terrorisé, le Hyksos n’osait pas lever les yeux vers le souverain.
— Ton grade et ta fonction ?
— Premier archer dans le régiment du bas de la citadelle.
— Décris-nous l’intérieur, exigea Ahotep.
— Je n’y étais pas admis. Je sais seulement qu’elle abrite suffisamment de soldats et de vivres pour tenir pendant des années.
— Qui t’a donné l’ordre de tirer sur Pharaon ?
— Khamoudi… L’empereur Khamoudi.
— Tu veux dire… Apophis ?
— Non, Apophis est mort. Enfin, le Grand Trésorier l’a tué, et son cadavre a été brûlé. Maintenant, l’empereur, c’est Khamoudi.
— Si tu veux avoir la vie sauve, va lui dire que le pharaon est gravement blessé.
— Oh non, Majesté ! s’écria le Hyksos. Jamais Khamoudi ne me croira ! Je serai jeté dans le labyrinthe ou dans l’enclos du taureau.
Le prisonnier se répandit en détail sur les supplices et les tortures dont étaient friands l’ancien et le nouvel empereur.
— Tuez-moi tout de suite, implora-t-il.
— Quand nous aurons gagné cette guerre, décréta Ahotep, tu deviendras le serviteur d’Ahmès fils d’Abana.
Tous les magasiniers de l’arsenal d’Avaris avaient absorbé de la drogue à bas prix et voguaient dans des rêves où les flèches et les lances égyptiennes ne causaient aucune blessure.
Tous, sauf Arek.
Le jeune résistant, à présent privé de tout contact avec l’extérieur, contenait difficilement sa joie. Enfin, les Égyptiens assaillaient Avaris ! Même si Khamoudi se comportait comme une brute redoutable, la disparition d’Apophis affaiblissait les Hyksos.
Après avoir saboté les roues des chariots, Arek s’était attaqué aux arcs. Une fois tendus, le bois casserait net.
Beaucoup plus facile que pour les roues, le travail présentait davantage de risques, car le magasinier n’était pas autorisé à pénétrer dans cet entrepôt-là. Aussi devait-il attendre que ses collègues fussent endormis pour ôter les verrous et s’affairer la nuit durant.
— Que fais-tu là, petit ?
Arek se figea.
La voix rocailleuse de son chef d’équipe, un Asiatique dont la résistance à la drogue dépassait l’entendement.
— Ce soir, j’ai remarqué que tu ne consommais rien, petit, et ça m’a intrigué. Tu n’as pas le droit d’être ici.
— Je… je voulais un arc !
— C’est du vol, ça. Et un vol d’arme, en pleine guerre, c’est un crime.
— Oublie-le, à charge de revanche.
— Je ne suis pas un malfaiteur, moi ! Tu vas m’accompagner à la citadelle et tu t’expliqueras devant notre nouvel empereur. Si tu as des choses à cacher, il te les fera avouer. Et moi, il me remerciera.
Arek s’élança, bouscula l’Asiatique et sortit de l’entrepôt en courant.
Son chef d’équipe alerta les gardes qui patrouillaient sur le quai.
Une atroce brûlure déchira l’épaule d’Arek. Surmontant la douleur provoquée par la lance, il se jeta dans le canal.
Pour lui, la mort la plus douce. Car le jeune résistant ne savait pas nager.